Le Pavillon Joseph Sec, interprété par Michel Vovelle et Pierre Donaint
- Écrit par Paire alain
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La cour intérieure du Monument Joseph Sec, photographie de Pierre Donaint.
Sur ce lien, à propos de Joseph Sec, une chronique Radio-Zibeline.
Joseph Sec naquit en 1715. Cet autodidacte du Siècle des Lumières, ce célibataire légua à ses nièces et neveux, en février 1794, date de son décès, une fortune considérable : entre autres choses, plus de sept mille mètres carrés de terrain, l'aménagement d'un faubourg d'Aix-en-Provence comportant dix-sept maisons, un jardin et un tombeau dont les sculptures et les bas-reliefs prennent clairement parti pour la Révolution française. Avec des documents issus d'archives notariales, et en examinant soigneusement l'iconographie de son mausolée, l'historien Michel Vovelle avait réussi voici quatre décennies à reconstituer la trajectoire de ce personnage, "l'irrésistible ascension d'un bourgeois d'Aix" qui fut tout d'abord menuisier et puis marchand de bois, avant d'adopter la posture d'un propriétaire foncier habité par une réelle sympathie pour les Jacobins.
Le monument Joseph Sec aura connu plusieurs avatars. Pendant de longues années, en dépit des tirages de cartes postales où figuraient les arcs et les sculptures de son jardin intérieur, son architecture ne fut pas considérée comme digne d'attention. Si l'on excepte une communication rédigée en 1925 par l'archéologue et conservateur de la bibliothèque Méjanes Edouard Aude (1868-1941) les érudits locaux et les ouvrages qui servaient de guides pour la visite de la ville le décrivaient au mieux comme une curiosité : Aix est une ville volontiers conservatrice, l'anticonformisme d'une esthétique révolutionnaire n'a pas sa préférence. A la fin des années 1960, quand la municipalité de Félix Ciccolini, alertée et motivée par Michel Vovelle, décida de restaurer le monument et ses alentours, son espace était tristement occupé par un atelier de carrosserie automobile. Il était temps, on pouvait craindre le pire : des fragments de moteurs et des ailes de voiture accaparaient le jardin, l'huile de vidange se répandait dans la proximité des pots à feu. Aujourd'hui, l'espace de ce rarissime monument issu de la Révolution est pacifié : sa petite cour intérieure est un jardin public tout à fait discret, son pavillon abrite un centre d'hygiène et de santé. Auparavant, entre 1912 et 1938, le monument Sec fut beaucoup mieux préservé : ce fut le nid d'amour d'un couple de peintres proches de Cézanne, Joseph Ravaisou (1865-1925) et Louise Germain (1874-1939). Tous deux avaient installé leur atelier au rez-de-chaussée du pavillon, on apercevait leurs silhouettes débonnaires au travers d'un "porche délabré aux planches disjointes". Quand ils ne battaient pas la campagne pour rejoindre leurs motifs de prédilection, ils plantaient leurs chevalets sur la terrasse où leur dame de compagnie et modèle, Jeanne Niel aimait prendre le frais. Le jardin servait principalement aux ébats inoffensifs de leur poulailler : Louise Germain qui affectionnait les plumages de sa basse-cour représenta souvent sur ses toiles les allées et venues des poules, des coqs et des canards qui vagabondaient sous les tilleuls, parmi les rosiers, les herbes folles, les vignes grimpantes, les petites haies de buis, les sculptures et les urnes funéraires. Depuis le balcon du pavillon, Louise Germain peignait volontiers les heureuses liaisons qui soudaient, au milieu de l'avenue Pasteur, les ramures des platanes, l'ombre des grilles et des sculptures commanditées par Joseph Sec et les activités des paysans qui rassemblaient leurs blouses bleues, leurs foulards rouges, leurs charrettes, leurs bêtes de trait et leurs récoltes pendant les jours de marché. L'un des plus émouvants témoignages que Louise Germain a laissé à propos de son amant, c'est une aquarelle des collections du musée Granet : on aperçoit l'ombre tranquillement méditante de Ravaisou sur les reflets d'une fenêtre grand ouverte. Il s'accoude sur la rambarde du pavillon et regarde les toits d'Aix. On reconnait les pots à feu et la statue de la Justice du monument, ainsi que le beffroi de Saint-Sauveur : pendant l'entre-deux guerres, une fois qu'on avait franchi la lice des anciens remparts de la ville, le pavillon Sec et ses alentours, c'était le début de la campagne aixoise. Il faut revenir aux origines de cette construction. Avant de bâtir son élégant pavillon de tuiles vernissées qu'on peut trouver proche d'une architecture bourguignonne, Joseph Sec fit en compagnie de deux collègues menuisiers, sur cet emplacement, en 1745, l'achat d'un enclos et d'un rez-de-chaussée doté des combles d'un grenier à foin : au départ, il s'agissait à la fois d'un pied-à-terre et d'un atelier pour le travail quotidien. Ce trentenaire avait quitté à l'âge de 17 ans son lieu d'origine, Cadenet-en-Lubéron où son père était un paysan relativement aisé : Joseph était le fils cadet, l'exploitation de la ferme familiale revenait à son aîné. Il effectua jusqu'en 1741, pendant neuf années, son apprentissage chez l'Aixois Claude Routier, menuisier de bon rang puisqu'il fabriquait des retables. Il entreprit de rembourser ses deux compères, la parcelle achetée à trois devint sa demeure permanente et son jardin d'agrément.
Ce n'est pas la menuiserie qui engendra la fortune de Joseph Sec. Sans pour autant abandonner son métier de base - des documents attestent de ses engagements auprès de jeunes apprentis jusqu'à la fin de son siècle - il s'était affranchi des normes et des usages de sa corporation en devenant marchand de bois. A compter de 1760 et jusqu'en 1789, aux ports de Mirabeau, Pertuis et Cadenet, il s'octroie le quasi-monopole des bois flottés que les radeliers acheminent depuis les hauteurs de la Durance. Le grossiste revend son bois à ses collègues de Marseille et d'Aix, contraints et plutôt mécontents de passer par lui pour s'approvisionner. Après quoi, cet entrepreneur reporte ses gains dans le domaine de l'immobilier. Avec divers prêts et apports d'argent, il devient selon Michel Vovelle "un propriétaire foncier spéculateur avisé". Sans entrer dans le détail des péripéties qui font de lui l'aménageur de tout le quartier qui fait face à sa maison, on constate que de 1765 à 1777, Joseph Sec ne cesse pas d'acheter de nouvelles parcelles de terrain. Il les rentabilise promptement, loue les jardins et les maisons qu'il bâtit sur ces terrains. Un faubourg s'ébauche de l'autre côté de sa rue : le domaine de Joseph Sec, au terme de sa vie, comporte une auberge dotée d'une dizaine de chambres, des cours et des dépendances, un grenier à sel, des ateliers, des magasins ainsi que des maisons basses dotées de terrasses, de bassins et de jets d'eaux.

Son choix sera d'accepter clairement la révolution modérée qu'établissent vaille que vaille les premiers maires aixois du nouveau Régime, Espariat et Emeric-David. En 1789, ce vieux garçon de 74 ans a fait fortune. Deux ans plus tard, il est élu au conseil général de sa commune, on rencontre son nom dans une pétition. Son successeur en menuiserie, son petit-neveu Barthélemy Sec adhère au club des Archipolitiques où l'on retrouve des jacobins beaucoup plus combatifs. Michel Vovelle conjecture que selon le beau schéma de son ami l'historien Maurice Agulhon, cet ancien Pénitent a pu devenir franc-maçon pendant les dernières années de l'Ancien Régime. La chose est possible, l'air du temps et certaines de ses fréquentations l'y invitaient : pour autant, aucune preuve solide ne vient étayer cette hypothèse, le nom de Joseph Sec n'a pas encore été retrouvé dans les registres des loges.

Joseph Sec ne bouscule pas l'ordre établi, il ne se range pas du côté de l'Abbé Rive que l'on considère comme le Marat d'Aix-en-Provence. Sa fortune et son territoire personnel ne s'accroissent pas pendant la Révolution : il n'est pas hostile à l'achat des Biens nationaux mais ne s'en préoccupe pas. Sur la facade de son tombeau, s'inscrivent des épigraphes qui énoncent qu'il est heureux que l'humanité sorte de l'esclavage. Ce propriétaire est favorable à l'émancipation, il aime préciser que la liberté implique l'obéissance aux lois : les lois sont "aimables" , "je mourrais plutôt que de m'en écarter". Il se permettra diverses fantaisies et innovations pendant l'élaboration de son monument. Sa construction obéit à un schéma pyramidal au sommet duquel trône péremptoirement, avec ses balances et sa solennité, une figure perruquée de la Justice.



Pierre Pavillon, Jahel et Sisara, sculpture, photographie de Pierre Donaint.
Alexandre Maral et Michel Vovelle expliquent que plusieurs figures de l'Ancien Testament furent installées dans le jardin, sous des arcs, dans des niches et sur piédestal. Leur volume et leur taille - en moyenne, deux mètres trente de haut - étaient importants, Joseph Sec eut soin de leur procurer un abri pour qu'elles échappent aux intempéries du plein air de son jardin : pour restaurer le monument à la fin du XX° siècle, un gros travail fut nécessaire. Qu'ils soient masculins ou féminins, les poses de ces personnages de pierre restent conventionnelles : on découvre un David empanaché et juvénile qui écrase de son pied la tête de son adversaire Goliath, un roi d'Israël vêtu comme un empereur romain ou bien les draperies d'une jeune femme qui esquisse un pas de danse. L'histoire que racontent ces sculptures est édulcorée. Pavillon a dévitalisé la force première du récit biblique qu'il était censé illustrer. Les visages qu'il sculpte ont souvent quelque chose d'impersonnel : par exemple quand il s'agit pour Jahel de transpercer la tempe de son ennemi qui dort, on ne peut pas croire qu'une jeune femme puisse se saisir avec autant de placidité du piquet et du marteau qui fracassent le rêve de Sisara. Cependant, point n'est besoin d'être perpétuellement sévère vis-à-vis de cette commande pour laquelle Pierre Pavillon ne força pas son talent : mieux vaut se réjouir du fait que Joseph Sec ait eu soin de les sauvegarder pour valoriser son jardin. Les deux figures terminales de leur cortège ne sont pas déplaisantes : on s'attarde volontiers devant la figure du patriarche Noé qui arbore deux grappes de raisins et qui vient d'abandonner son arche, on affectionne l'allant et le sympathique salut du prêtre Aaron, coiffé d'une tiare et pourvu d'un pectoral où l'on reconnaît les douze carrés qui symbolisent les tribus d'Israël.

En fait, ce n'est pas au niveau d'une esthétique qu'il faut évaluer le programme de Joseph Sec. Les sculpteurs qu'il recruta et dirigea pour son mausolée révolutionnaire ne sont pas non plus de grands artistes. Ses visées et ses intentions valent détours, hypothèses et déchiffrements : les interprétations de Michel Vovelle sont très renseignantes, elles permettent de mieux comprendre les représentations et les mentalités du défunt, l'inflexion que sa vie avait prise pendant le grand tournant de la Révolution. Avec un certain désordre mais tout de même beaucoup de volontarisme, dans le fatras et l'accumulation que constituent les cinquante-six motifs dénombrés par Vovelle sur les parois de ce monument, un message plus ou moins clair a voulu s'énoncer. Joseph Sec est l'ordonnateur malhabile d'un discours qu'il souhaitait transmettre à ses compatriotes aixois : il a voulu que quelque chose s'inscrive dans la pierre, il a retenu des formes et des thématiques qu'il estimait proches de son expérience personnelle et de sa vision de l'avenir.


Alain Paire
Sur ce lien, à propos de Joseph Sec, une chronique Radio-Zibeline.
Pour d'autres analyses et d'autres détails de l'iconographie du monument Sec, il faut renvoyer au remarquable ouvrage de Michel Vovelle et du géo-photographe documentariste Pierre Donaint dont il faut saluer le travail et l'obstination. Toutes les images du présent article sont de Pierre Donaint qui a directement participé à la maquette du livre édité par Gabriel Audisio chez A.Barthélemy, Le mystérieux monument Joseph Sec à Aix-en-Provence. En face de chaque reproduction d'un fragment du monument, Michel Vovelle a rédigé de nouveaux commentaires. Edité en 2009, ce livre dont le tirage vient de s'épuiser remplaçait et complètait le premier livre publié par Edisud en 1975, L'irrésistible ascension de Joseph Sec, bourgeois d'Aix (les derniers exemplaires de cet ouvrage sont disponibles à la Librairie Le Blason d'Aix-en-Provence). On se reportera également à un autre ouvrage de Michel VovelleLes Folies d'Aix ou la fin d'un monde, éd. Le Temps des cerises, 2003 : dans ce livre, Michel Vovelle a regroupé six études qui évoquent les Jeux de la Fête Dieu, Joseph Sec, Théodore Desorgues, le président de Gueidan, le marquis Boyer d'Argens et Nicolas Ledoux.
