Retour sur Morandi : l'exposition à Bruxelles
Autoportrait, 1924, huile sur toile, 53 x 44 cm, Florence, musée des Offices.
Entrant dans l'exposition[1], on est accueilli par le bel Autoportrait du peintre âgé de trente-quatre ans[2], dont le caractère à la fois direct, frontal et intérieur frappe tout de suite. Morandi se tient bien en face de nous mais ne nous regarde pas : il semble perdu dans une pensée qui l'absorbe tout entier et peut-être l'inquiète ; et s'il tient ostensiblement palette et pinceaux, les attributs de son art, comme Manet et Cézanne dans deux célèbres autoportraits[3], il n'a ni l'air élégant et un peu faraud de l'un, ni l'allure résolue de l'autre, on dirait simplement qu'il vient d'être interrompu dans son travail par cette pensée, cette inquiétude ˗ ou par notre présence ˗ et que cette interruption va durer. Presque paradoxalement, la réalité "matérielle" de la figure est rendue plus sensible par l'état de distraction ou d'éloignement dans lequel le peintre s'est représenté, ou plutôt imaginé puisqu'il apparaît ici non pas dans l'acte prochain, sinon immédiat, de peindre, comme Manet et Cézanne l'ont fait, mais dans sa suspension indéfinie. Du coup, il s'attarde davantage aux beautés de la peinture elle-même, indépendamment de toute signification : aux très subtils accords de bleus du gilet, aux blancs de la chemise, etc., qui seuls semblent compter et auxquels l'artiste réfléchit sans doute. Quelle meilleure introduction possible à l'oeuvre de Morandi ?
Si la commissaire de l'exposition, Maria Cristina Bandera, a fait le choix de procéder à des regroupements thématiques d'oeuvres tout au long d'un parcours globalement chronologique[4], elle a aussi voulu que les premières salles présentent des peintures et des gravures de paysages, ce qui rend tout de suite sensible, consciemment ou non, la question que suscite inlassablement l'oeuvre de Morandi, celle de son rapport à la réalité. Cet artiste figuratif, que représente-t-il au juste ? Que peint-il ? Que veut-t-il saisir et montrer ? Or, plus directement que ses natures mortes, ses paysages révèlent une vision étrangement distanciée et vaguement angoissante, qui ne retient du monde que quelques éléments reconnaissables mais dépouillés avec soin de tout détail descriptif : des maisons aux volumes géométriques simples, et presque toujours dépourvues de portes et de fenêtres (parfois, les murs sont percés d'un ou deux fenestrons), des arbres résumés à des masses indistinctes de feuillages, un ciel platement bleu, une route blanche, - et nulle part âme qui vive. Mais, pour réelle qu'elle soit, cette réduction n'a rien de commun avec celle opérée par les Cubistes à L'Estaque ou par Mondrian dans sa fameuse série d'arbres de 1912. Là où ces peintres procédaient avec méthode, selon un souci de simplification formelle, et donc d'une manière très cérébrale, Morandi avance démuni, empiriquement, mû par on ne sait quelle intuition, ˗ en tout cas cherchant autre chose qu'un système. Il n'est pas jusqu'à l'exécution elle-même qui ne témoigne d'une quête incertaine : ici et là, sans raffinement, le pinceau passe vite sur la toile, comme remplissant des vides, presque "colorie".
Morandi photographié en 1953 par Herbert List.
L'impression qui prévaut est que les motifs choisis par le peintre n'ont au fond guère d'importance pour lui, pourvu qu'ils soient simples et banals, qu'ils ne tirent pas la couverture à eux, - et cela quelque qu'ait pu être son attachement à sa région natale. Morandi n'est pas homme à partir sur les chemins à la recherche de beaux points de vue : ce qu'il a sous les yeux, chez lui ou à quelques pas, semble lui suffire (aussi bien n'a-t-il jamais fait que deux brefs voyages à l'étranger au cours de sa vie, en Suisse[5]). Si tout semble indiquer ainsi une oeuvre essentiellement méditative, il reste que le relatif désintérêt du peintre pour les sujets qu'il aborde peut déconcerter, amène en tout cas à s'interroger sur l'objet exact de sa méditation. Car il est étrange de méditer sur quelque chose dont on écarte presque tous les éléments particuliers, tout ce qui assure à tel arbre, telle maison, tel objet, une qualité de présence réelle, concrète ; à cet égard, on comprend mieux pourquoi le peintre abandonna très vite le genre du portrait, qui exige une grande attention aux traits distinctifs. Quand on voit la photographie prise par Herbert List[6] qui montre l'artiste examinant de près, mais rêveusement aussi (ses lunettes sont relevées sur son front), quelques-uns des objets de ses natures mortes, on ne peut croire que son attention se porte sur ces pauvres objets en tant que tels, même s'ils ne lui sont pas indifférents et même s'ils présentent tous certains caractères qui, pour être surtout négatifs ˗ le fait qu'ils ne soient ni neufs ni modernes, et qu'ils aient perdu toute fonction réelle ˗ , ont assurément un sens.
Paysage (Maison à Grizzana), 1927 ou 1928, huile sur toile, 61,5 x 47 cm, Rome, Chambre des députés.
PAUL CEZANNE, vers 1892-1894, La maison lézardée, huile sur toile, 80 x 60,4 cm, New York, The Metropolitan Museum of Art.
Pour mesurer cette étrangeté des oeuvres de Morandi, il suffit de comparer, par exemple, le Paysage dominé par une haute maison au mur blanc qu'il peignit en 1927 ou 1928, et la Maison lézardée peinte trente-cinq ans plus tôt par Cézanne[7], deux oeuvres étonnamment proches : on voit que ce dernier, ne serait-ce que par cette lézarde qu'il a remarquée et qui donne à la maison un caractère propre, une identité, ne la traite pas comme un simple volume ou un pur élément plastique comme le maître italien tend à le faire dans son tableau. Pour autant, de cette maison de Grizzana il est clair que Morandi ne peint pas le concept ou un schéma, pas plus qu'il n'en donne une image onirique : un réalisme demeure, un réalisme restreint qui suscite un trouble que l'artiste a certainement voulu et où il faut peut-être voir l'héritage de la Metafisica dans son oeuvre.

Nature morte, 1955, huile sur toile, 25,5 x 30,5 cm, Winterthur, Kunstmuseum.
De même, si l'on peut aisément nommer les objets figurant dans les natures mortes de Morandi : des bouteilles, un bidon, un bol, un sucrier, des boîtes, un broc..., seuls certains d'entre eux restant difficiles à identifier, tous sont hors d'usage et le peintre leur a ôté toute fonction, toute signification claire autre que celle d'être simplement là. Au contraire de Chardin ou de Cézanne, il ne les met jamais en relation avec quoi que ce soit de comestible ; il retire les étiquettes aux bouteilles et aux boîtes ; sous une lumière égale, il les dispose sur des fonds et des plans neutres où l'on peut voir, si l'on veut, un mur ou le plateau d'une table, sans que rien ne l'assure ; et surtout, s'il respecte leurs formes[8], souvent il n'hésite pas à changer leurs couleurs. Ami et collectionneur de Morandi, Luigi Magnani a raconté comment celui-ci commençait telle ou telle séance de travail en recouvrant de couleur la bouteille qui allait figurer dans la nature morte qu'il s'apprêtait à peindre[9], ce qui ne laisse pas de surprendre parce que ce simple fait, rarement relevé, rend illusoire certaines lectures trop "poétiques" de l'oeuvre du maître. Il faut se résigner : il n'y a pas de vénération nostalgique de Morandi pour tous ces vieux vases, ces vieilles bouteilles, ces vieux pots, qui semblent bien n'être pour lui que des supports où accrocher sa méditation ou sa rêverie, et qu'il manipule à sa guise, indépendamment de toutes déterminations qui leur seraient propres (ainsi des bouteilles de verre paraissent être de porcelaine ou d'albâtre ; des boîtes ressemblent à de petites briques). Envolée aussi la belle histoire de la poussière laissée sur les choses, qui contribuerait à donner aux couleurs leur fondu, leur suavité. En fait, ces objets sont au fond comme les modèles anonymes, quasi indifférents, qui posent dans les ateliers et les académies.
Fleurs, 1951, huile sur toile, 43,4 x 37,3 cm, Florence, Fondation Roberto Longhi.
Les tableaux de fleurs de Morandi confirment une telle approche : très sciemment, le peintre s'y emploie en effet à non seulement éteindre l'éclat des fleurs, mais à pétrifier leur aspect, de sorte que, plutôt qu'à de vraies fleurs, elles ressemblent à de petits coquillages[10] ou, avec leurs vases de la même matière qu'elles, dirait-on, à des objets, à de menus accessoires de théâtre ou de décorateur d'intérieur... Quoi qu'il en soit, on est en droit de s'interroger sur ce qui amena l'artiste à aborder ce genre d'une façon si singulière[11] et s'il n'y a pas là une nuance presque provocatrice, l'affirmation répétée que le devoir du peintre est d'abord, désormais, de tordre définitivement le cou à tout pittoresque ; or, quoi de plus pittoresque qu'un joli petit bouquet de fleurs ? Il me semble que c'est à tort que l'on fait de Morandi une sorte d'ermite plongé dans ses pensées, absolument distrait comme on imagine les poètes et les savants, en s'autorisant du fait que lui-même, par ses dérobades, ses silences ou ses trop courtes réponses, accepta de jouer ce rôle qui le protégeait des importuns et des importunités du monde moderne. Je crois que son oeuvre n'est pas uniquement contemplative ou confite en poésie, qu'on la réduit en la traitant ainsi, qu'il y a trace d'un humour étrange en elle[12], qu'elle ne joue pas seulement avec les objets, mais se joue aussi de nous qui la regardons, comme s'il s'agissait pour l'artiste de montrer et démontrer que la figuration n'est aucunement un domaine épuisé (ou rendu caduc par la photographie) et qu'à force d'attention on peut la recommencer autrement, d'une façon nouvelle, plus intérieure. En ce sens, procédant à la manière des scientifiques, expérimentalement, par la réduction extrême de son "corpus", par ses reprises des mêmes compositions d'objets légèrement variées, par son observation appliquée, il force en effet notre attention, déconcerte notre regard habitué et nous conduit à voir dans un broc autre chose qu'un « récipient à anse, à bec évasé, dont on se sert pour transvaser les liquides (surtout de l'eau pour la toilette) », comme le définit placidement le dictionnaire Robert ; et dans une maison autre chose qu'un bâtiment où vivent des hommes ou qu'un simple volume. Mais quoi d'autre alors ?
Nature morte, 1960, huile sur toile, 30,5 x 40,5 cm, Bologne, musée Morandi.
À cette question il est particulièrement difficile de répondre. Mais la poser permet déjà de ne pas ramener l'oeuvre de Morandi à une inlassable et pure recherche d'harmonies entre quelques formes simples et quelques couleurs douces, ni d'y voir l'effet d'une irrémédiable mélancolie, d'un solipsisme hautain (et quelque peu provincial) ou d'un certain passéisme. De ne plus faire de Morandi un artiste qui n'aurait pas osé franchir le pas de l'abstraction, à laquelle pourtant toute une part de son oeuvre tendait, comme le montrent de nombreux tableaux et aquarelles, et notamment un Paysage de 1962 présenté dans l'exposition[13] : en somme, une sorte de peintre abstrait empêché, ou refoulé. Plutôt faut-il admettre que ce rejet obstiné de l'abstraction ˗ à un moment où elle triomphait un peu partout ˗ a un sens, et donc convenir que l'attachement du peintre à quelques motifs en a un aussi, celui d'une tentative de refonder la figuration sur une base extrêmement personnelle, intime, qui lui permet de traiter très librement objets et paysages, comme des modèles, ni plus ni moins, mais sans jamais les perdre de vue ni les soumettre à de simples systèmes formels.
Nature morte, aquarelle sur papier, 16 x 21 cm, Bologne, musée Morandi.
S'il faut toujours se garder de faire de la psychologie, et surtout de la psychologie simpliste, à propos des oeuvres d'art, la pensée qui vient ici à l'esprit est celle d'une projection de la personne de l'artiste et de ses rêves sur les objets, ˗ une conjecture fondée sur le fait que ceux-ci, de plus en plus serrés les uns contre les autres, comme pour se réchauffer ou se soutenir (car il arrive qu'ils paraissent menacés, tout au bord du plan qui les supporte, sur le point de tomber[14]) suggèrent une émotion qui n'est pas seulement esthétique. De même, dans l'un des tableaux les plus célèbres du maître[15], la haute silhouette gris brun du broc qui s'élève au-dessus de six boîtes ou gobelets, évoque une figure paternelle protectrice. Ainsi les natures mortes de Morandi pourraient être vues comme un petit théâtre muet où quelques personnages, toujours les mêmes, jouent imperturbablement la même scène d'inquiétude et, par le raffinement des couleurs, d'effusion (ce qui, d'une certaine façon, répondrait à l'aridité et à la désolation des paysages), ˗ mais, là encore, il convient d'avancer une telle hypothèse avec la plus grande circonspection, d'autant plus qu'elle éloigne fâcheusement du souci de la peinture comme telle, le seul sans doute que l'artiste eût reconnu.
Alain Madeleine-Perdrillat *, septembre 2013.
* Je tiens à signaler que cet article doit beaucoup aux conversations que j'ai eues avec mon ami Jean Fusier, dans l'exposition, et, plus tard, à son propos
[1] BOZAR. Palais des Beaux-Arts, Bruxelles, exposition Giorgio Morandi. Une rétrospective, jusqu'au 22 septembre 2013.
[2] Morandi, Autoportrait, 1924, huile sur toile, 53 x 44 cm, Florence, musée des Offices. La Fondation Magnani-Rocca, à Parme, conserve un autre Autoportrait de Morandi, datant probablement aussi de 1924 (si ce n'est de 1925), très comparable à celui-ci : même pose exactement, mêmes attributs, même air sévère et lointain, seules les couleurs ont changé. On croirait que le peintre, par cette reprise, a voulu vérifier le bien-fondé ou la solidité de la composition, comme s'il en doutait et voulait s'en assurer.