Germaine Krull dans son siècle, photographe insaisissable
- Écrit par Paire alain
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Germaine Krull avait traversé les combats et les convulsions de son siècle avec angoisse, inventivité et détermination. Quelques saisons avant son décès, l'historien de la photographie Christian Bouqueret avait eu le privilège de l'interroger. Après quelques échanges, son interlocuteur acheva de comprendre que sa courbe de vie de était tout simplement insaisissable.
André Malraux qui fut un autre de ses amis et commanditaires, avait voulu qu'Henri Langlois programme en 1967 une exposition de ses travaux à la Cinémathèque de Paris. L'époque n'était pas encore mûre pour évaluer sa singularité parmi les avant-gardes de l'entre-deux guerres, aux côtés de Joris Ivens, de Moholy-Nagy, de Sonia Delaunay, d'Eli Lotar, de Carlo Rim, de Lucien Vogel, de Jacques Haumont ou bien de Walter Benjamin. Elle avait rompu avec ses liens antérieurs, elle n'avait pas souci de son passé, le miroir était brisé. On l'avait oubliée, ou bien on ne parvenait pas à identifier la multiplicité de ses vies et la diversité de ses thématiques photographiques : cette première rétrospective de Germaine Krull n'avait pas retenu l'attention du public. La trame et l'épaisseur de son époque de grande créativité n'étaient pas encore reconstituées ;au coeur de la configuration des années trente du siècle dernier, son entourage, les silhouettes que je viens d'évoquer n'apparaissaient pas avec suffisamment de relief et de précision.
Joris Ivens et Germaine Krull (archives Fondation Germaine Krull).
Germaine Krull est à présent, sur le plan de la photographie, avec Bérénice Abbott, Laure Albin-Guillot, Claude Cahun, Gisèle Freund, Florence Henri ou Dora Maar, l'une des rares femmes dont l'oeuvre et la modernité sont pleinement reconnues. Elle fit ses premiers apprentissages à Munich, milita très jeune parmi les rangs des spartakistes, séjourna à Moscou, échappa d'extrême justesse à l'exécution par balles d'un "comité révolutionnaire". Par la suite, elle fut à Berlin la compagne du cinéaste hollandais Joris Ivens (1898-1989). Ce dernier, lors d'un entretien avec Christian Bouqueret se souvenait que cette première épreuve endurée à Moscou, devant le mur d'exécution, avait "laissé en elle une trace ineffaçable. Elle se considérait alors comme une mort en suris ... L'idée de la mort la dominait et ne la quittait pas".
Elle explora le port de Rotterdam : les quais, les grues, les tas de charbon et le pont suspendu devinrent l'un de ses sujets de prédilection. En 1926, elle s'installe à Paris. Son énergie et la diversité de sa création forcent l'admiration : publiés par le magazineVu de Lucien Vogel, par la revue Jazz de Carlo Rim (76 photographies pour 17 numéros), dans L'Art Vivantde Florent Fels, dans des quotidiens ou bien dans des périodiques proches du surréalisme comme Variétés, ses nombreux reportages témoignent de la multiplicité de ses angles d'attaque.
Inlassable, "massive et solide", constamment à l'affût en face de la mobilité de son époque - les témoins et les esprits railleurs prétendent, ce terme est sans grâce, qu'elle était une "Walkyrie de la pellicule" - Germaine Krull photographia la Tour Eiffel, la Place de l'Etoile, les quais de la Seine, le marché aux oiseaux, la Tour Saint-Jacques, les usines Citroën, des publicités pour les disques Columbia, les jours et les nuits de la capitale, les rails des tramways, des poutrelles d'acier, le ventre de Paris, la dernière interview de la Goulue, les manouches de Bagnolet, les clochards, les repasseurs de couteaux et les marchands des quatre saisons. On lui doit l'imposante Môme Bijou, de grandes séries de Femmes nues, des apparitions de danseuses et des lesbiennes ainsi que des portraits de personnages de premier plan comme Colette, Damia, Sergueï Eiseinstein, Assia Granatouroff, Arthur Honneger, Germaine Beaumont, Jean Cocteau, Sonia Delaunay, Louis Jouvet et André Malraux.

Colette, 1930.
La Môme Bijoux, personnage qui fut également portraituré par Brassaï.
Ses voyages et déplacements la situent sur une photographie prise à Villalier (image reproduite à la fin de cet article) en compagnie de Joë Bousquet et de René Nelli qu'elle avait rencontrés suite à une recommandation du poète des Cahiers du Sud André Gaillard. Sa relation avec un transfuge de Firmin-Didot, l'éditeur-typographe Jacques Haumont(1899-1974)lui permit de publier à propos duValois de Gérard de Nerval un livre qui donne à voir Ermenonville et Mortefontaine, des sous-bois et des barques en attente. Pour Paul Morand, elle fut l'une des accompagnatrices deLa Route de Paris à la Méditerranée (1931)où l'on voit défiler des images qui obéissent à la vitesse des automobiles. Elle illustre également le Paris-Biarritz de Claude Farrère. A partir d'une nouvelle de Georges Simenon, il lui fut donné de composer les 104 images d'un "photo-roman", La Folle d'Itteville (1931)
Sa soeur, Berthe Krull, 1928.


Eli Lotar apprend très vite, il donne des photographies au magazine Vu. Dans le n° 11 du magazine, paraissent trois images de Germaine Krull consacrées à la Tour Eiffel. Cherchant le point de vue pour mieux photographier, le couple aperçoit "une petite porte avec "Défense d'entrer", ils eurent l'idée d'aller voir ce qui se cachait. Il y avait tout un monde de roues, de câbles, de pistons et de barres de fer. Eli lui signalait les détails qu'elle photographiait avec son Ikarette. Ils développèrent tout la nuit suivante, portèrent les photos dés le lendemain à Vogel qui fut enthousiasmé. Germaine Krull était définitivement lancée."
Pour sa part Eli Lotar devient l'auteur de l'une des icônes majeures de cette époque, sa vision desAbattoirs de la Villette qui parut dans le n°6, novembre 1929 de la revueDocuments de Georges Bataille. Dans un autre reportage d'Eli Lotar consacré au Théatre Alfred Jarry de Roger Vitrac et Antonin Artaud, on aperçoit la silhouette d'Artaud vu de dos ; au premier plan, Germaine Krull est assise sur une chaise, elle porte un grand collier, son regard est hypnotisé.

Gershom Sholem estimait que les portraits de Walter Benjamin, réalisés par Germaine Krull en 1927, étaient remarquablement justes. En sus de ces portraits de jeunesse, des images de Germaine Krull furent retrouvées dans le fonds posthume de Benjamin. Ces photographies qui évoquent dans la mouvance d'Atget et du surréalisme des vitrines de magasins avec des poupées fardées, des angles d'immeubles, des arrière-cours et des espaces comme lePassage du Ponceau et le Passage des Deux-Soeurs,figuraient en 2011 dans l'exposition Walter Benjamin du Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme (éditionsKlincksieck, pages 273-291 du catalogue) ; dans une incise de saPetite histoire de la photographie, Walter Benjamin place Germaine Krull aux côtés d'August Sander et Karl Blossfeldt.
Pour témoigner de cette amitié de Walter Benjamin et Germaine Krull, échelonnés entre octobre 1937 et octobre 1938, plusieurs fragments de correspondances entre le philosophe et la photographe sont cités et commentés sur ce lien, dans un article de Nathalie Raoux. Pendant cette période de l'avant-guerre chargée d'inquiétudes, Germaine Krull poste ses courriers depuis Monte-Carlo, à partir du 4 de la rue des Violettes. Benjamin lui répond depuis le 10 de la rue Dombasle, la lettre ne figure pas dans l'édition Aubier-Flammarion de sa correspondance ; elle tente de publier l'un de ses textes qui s'intitulait Chien-fou, à ce propos elle effectue vainement des démarches auprès de Léon-Pierre Quint, l'éditeur du Sagittaire.

Rue Mouffetard, 1928.
Avenue du Bois de Boulogne, 1928.
Place de l'Etoile, Avenue de la Grande Armée, trafic urbain 1926.

Paris, Les Halles.
A Marseille où elle séjourna à plusieurs reprises, une première révélation du travail photographique de Germaine Krull s'effectua au musée Cantini, en décembre 1991, pendant l'exposition de Bernard Millet,Le Pont transbordeur et la vision moderniste. A la faveur de l'évocation de l'ouvrage de Ferdinand Arnodin, on retrouvait Germaine Krull aux côtés de Lazlo Moholy-Nagy, Siegfried Gidon, Herbert Bayer, François Kollar et Luc Dietrich. Une seconde redécouverte de son reportage autour du Vieux Port est disponible : Jeanne Laffite a réédité en octobre 2014 les pages du court texte d'André Suarès qui accompagnait en 1935 ses photographies deMarseille.

Qaurante-neuf images : les noirs et blancs de cet ouvrage sont malheureusement altérés par un papier qui gomme toute une rythmique, d'indispensables nuances. On peut également regretter que ce nouveau livre ne soit pas conforme à la maquette qu'avait composéePlon : l'ordre primitif des images, visible sur cette video, est inexplicablement modifié.
Marseille,pendant la fin du marché, la rue avec la boutique des vieux habits.
Marseille, Les petits maraudeurs.
Dans le texte d'annonce du musée de Jeu de Paume, pour l'exposition G. Krull de juin-septembre 2015, cet extrait resitue la complexité de son trajet biographique : "L’œuvre de Krull reste peu étudiée au regard de celle de Man Ray, László Moholy-Nagy ou André Kertész. Cela tient à une carrière courte et chaotique – une vingtaine d’années très actives en France, avec un climax d’à peine huit ans, puis les quarante dernières années en Asie, où les liens avec le milieu photographique sont presque rompus – ainsi qu’à la dispersion de ses tirages et à l’absence d’un fonds d’archives complet et bien identifié.
Peu d’expositions ont été consacrées à Germaine Krull, excepté deux expositions succinctes, en 1977, au Rheinisches Landesmuseum Bonn et, en 1988, au musée Réattu à Arles, ainsi que la rétrospective de 1999, montée à partir des archives déposées au Folkwang Museum d’Essen, présentée à Munich, San Francisco, Rotterdam et Paris, et accompagnée d’un livre-catalogue Germaine Krull. Photographer of modernity, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1999, 390 p,rédigé par Kim Sichel".
1938 : Enfants déguisés en gnômes attendant en coulisse avant leur entrée en scène, Wagner à l'Opéra de Monaco.
Germaine Krull, Photographie 1924-1936, par Christian Bouqueret, catalogue du Musée Réattu d'Arles, juillet 1988.Germaine Krull / Monte-Carlopar Kim Sichel (Montreal Museum of Fine Arts, 2006).

Marseille par Germaine Krull, texte d'André Suarès, éditionsJeanne Laffitte, novembre 2013, 29 euros.Le Pont Transbordeur et la vision moderniste, textes de Bernard Millet et Nathalie Abou-Isaac, Musée de Marseille / Réunion des Musées nationaux, 1991.
Eli Lotar, textes d'Alain Sayag, Annick Lionel-Marie, Alain et Odette Virmaux, éd. du Centre Georges Pompidou, 1994.En 200,une biographie romancée de Marie-Hélène Dumas, à propos de Germaine Krull, Lumières d'exil, aux éditions Joëlle Losfeld.

