
Elle est pour partie masquée, on la devine à l'extrême bout des maisons basses de la grande rue qui traverse le village. La Tuilerie des Milles émerge progressivement, il faut franchir le passage à niveau du chemin de fer et la grille d'entrée pour appréhender pleinement son grand vaisseau. Des bâtiments longs et puissants, quinze mille mètres carrés de surface. Les matériaux et les couleurs de la façade sont intimement liés au travail de l'argile, on discernera plus tard la surprenante modernité des poutres en béton armé qui charpentent l'intérieur. Les vieux volets qui restent clos, l'horloge qui a cessé de marquer l'heure laissent imaginer qu'à plusieurs reprises le temps s'est arrêté.
/>Il faudrait avoir le génie d'un Vassili Grossman pour qualifier le silence de cet énorme bâtiment, le mélange énigmatique de présent et de passé que son apparition suscite. Cette usine où l'on travailla jusqu'au début du vingt-et-unième siècle énonce quelque chose de poignant et de difficilement nommable. Elle était construite au milieu d'une campagne aixoise qu'il faut tenter d'imaginer : dans la proximité des courbes et des piliers d'un aqueduc, à faible distance des rives de l'Arc et d'une carrière, parmi les couleurs ocres, vertes et bleues qu'affectionnait Cézanne. Des amis peintres m'ont dit que dans ces parages, l'irruption des premiers iris est chaque année incroyablement éclatante. Rien ne semblait l'y prédisposer, cet endroit des Milles n'était pas conçu pour orchestrer les insoutenables décisions des années quarante du siècle dernier, quelques-unes des plus dramatiques séquences de l'histoire de l'Europe. Lion Feutchwanger l'écrivait, le Diable était en France...
On regarde la statue de la Vierge et le balconnet du bâtiment central, les linteaux de briques qui surmontent les fenêtres. On aperçoit le surplomb de la cheminée du four Hoffmann : cinq mètres de diamètre, quarante mètres de hauteur. Le visiteur ne peut pas deviner derrière cette façade rougeoyante les pénombres, les escaliers et les galeries, les machines et les séchoirs qu'il découvrira. Tout ce qu'on a pu lire à propos des internés, les photographies qu'on a regroupées et méditées, font irrésistiblement songer à la vie quotidienne du camp. On marche dans la cour, il n'y a pas d'arbre, aucune ombre qui soit possible. L'Histoire avec ses souillures et sa grande hache, le mistral, l'ardeur du soleil ou bien le froid sont les maîtres uniques de cet espace.
On se souvient des fils de fer barbelés et des sentinelles d'un régiment venu de l'Ardèche. On se retourne un instant, la maisonnette de la gare désaffectée et le wagon-souvenir qu'on aperçoit sur un bas-côté sont terriblement prégnants. Voici soixante-dix ans, cette voie ferrée conduisait des hommes, des femmes et des enfants vers Rivesaltes et Drancy, avant de rejoindre Auschwitz. Plutôt que de monter dans les wagons, quelques-uns de ceux qui pressentaient leur avenir, préférèrent se suicider. Plus tard, quelqu'un désignera, près de la statue de la Vierge, la haute fenêtre du deuxième étage à partir de quoi des femmes porteuses d'enfants s'étaient précipitées dans le vide.

Après l'enfer de l'internement et de la déportation, il y eut la seconde moitié d'un siècle : en dépit des témoignages de Lion Feutchwanger ou bien du Pasteur Henri Manen qui livra les feuillets de son journal, ce fut une longue période d'indifférence et de dénégation, du passé qui ne passait pas. Depuis toujours, le travail des ouvriers était rude, les briques et les poussières assiégeaient les poumons. Les contradictions de l'industrialisation et de l'économie ployèrent l'armature du bâtiment, modifièrent son environnement. Ce fragment autrefois merveilleux du paysage aixois s'altéra promptement. Les champs, les buissons et les chemins de terre, la vigne et l'olivier se rétractaient et s'effaçaient parmi les noeuds des voies rapides et des autoroutes : une banlieue commerciale ou bien industrielle s'empara de ce territoire, à présent traversé par toutes sortes de trafics issus de l'aéroport ou bien de la gare des trains de grande vitesse.
La tuilerie finissante aurait pu être tout simplement rasée, cette enclave n'avait plus beaucoup de raison d'être : la production de la briqueterie s'était définitivement arrêtée, le grand colosse devenait coque vide. Au terme d'une trentaine d'années d'efforts acharnés, un retournement s'est opéré, un chemin étonnamment créatif se dessine. De l'inattendu et de l'à peine croyable viennent de surgir, la vieille usine est devenue un Site-Mémorial : la charge d'émotions que ce creuset recèle se serait dissipée si une poignée d'associations et d'hommes étonnamment combatifs, ainsi qu'un équipe structurée autour du projet d'Alain Chouraqui, n'avaient pas fermement décidé que le souvenir de cette tuilerie ne devait pas disparaître. Un destin s'est rouvert, une seconde vie prend forme. Pour l'horloge de la tuilerie, le temps s'est remis en marche.
La poussière rougeâtre pénétrait les corps et les âmes, les latrines étaient répugnantes, la nourriture infecte, les cauchemars, les souffrances et l'oppression hantaient les jours et les nuits des internés. Des fautes inexpiables, des responsabilités franco-françaises ne doivent pas être effacées : dans le droit fil des recherches de Robert Paxton, des historiens ont su décrire dans l'espace des Milles la xénophobie et le déshonneur de la Troisième République, ainsi que la politique criminelle du régime de Vichy. Les voix des témoins qui ne haussent jamais le ton, les photographies, les coupures de journaux, les petits films - l'un d'entre eux, réalisé par David Hover et consacré à la Résistance à Marseille, fait merveilleusement résonner la voix d'Anna Marly qui chante La complainte du partisan - les espaces d'approfondissement et les rappels qui ponctuent le parcours en trois volets qui vient d'être élaboré pour découvrir la Tuilerie sont éloquents. Ils véhiculent souvent de nouveaux aperçus, une chronique et des analyses dont les éléments ont été patiemment rassemblés. Un devoir d'exactitude est finement rempli. Les survivants disparaîtront, "un lieu témoin prend le relais des témoins".
Il faut leur rendre hommage : à partir de 1979, des historiens pionniers, Jacques Grandjonc, André Fontaine et Doris Obschernitzky ont entamé le décryptage de cette sombre histoire. Après quoi, sous la houlette d'Alain Chouraqui, des militants associatifs et de jeunes professionnels ont su rallier les concours de personnalités comme Angelika Gausmann, Jean-Marie Guillon, Philippe Joutard, Serge Klarsfeld, Robert Mencherini et Philippe Mioche qui siègent au Comité Scientifique de la Fondation du Camp des Milles. Pour le parcours muséologique qui vient de s'ouvrir au public, deux entités ont joué leur rôle : l'Atelier d'architecture Novembre qui a enrayé la dégradation du lieu, préservé son identité et sa cohérence, ainsi que le Mémorial de la Shoah qui a rassemblé les informations et composé les séquences qui permettent d'appréhender la chronologie et les contextes des évênements qui firent sombrer la tuilerie, entre 1939 et 1942. Ce travail de fond est rigoureusement magnifique : il devrait faire muer la représentation qu'on peut avoir de l'histoire du sud de la France et du Pays d'Aix.
Lundi 10 septembre 2012, le premier ministre Jean-Marc Ayrault, des membres du gouvernement - Marie-Antoinette Carlotti, Aurélie Filipetti, Vincent Peillon - et plus d'un millier de personnes ont assisté à l'inauguration du Mémorial du Camp des Milles. Ils ont entendu les noms et les âges d'une centaine d'enfants et adolescents qui furent déportés. Le fils du pasteur Henri Manen prononça la liste des Justes qui sauvèrent des internés des Milles. Une plaque commémorative fut dévoilée sur la facade sud du bâtiment.
Depuis mercredi 12 septembre, le Site-Mémorial est ouvert au public. Je m'y suis rendu à deux reprises, on me dit que pendant les Journées du Patrimoine, 3.200 personnes sont venues. Cette visite est à la fois passionnante et émouvante, il faut au moins deux heures pour réaliser le parcours qui permet d'itinérer parmi les étages de la tuilerie. Ceux qui ont vraiment du temps et de l'attention, réserveront une grande après-midi pour visionner cette nouvelle muséographie. Cette dernière remplit le cahier des charges résumé par Denis Peschanski, lors d'un entretien accordé au journal Le Monde : "Il faut arriver à rendre compte d'un phénomène complexe, parce que le camp des Milles a servi pendant des périodes différentes. On passe d'une logique d'exception en période démocratique lorsqu'il est ouvert sous la IIIe République à une logique d'exclusion entre 1940 et 1942, puis à des logiques de déportation et d'extermination pour les juifs de France".
La salle des presses au rez de chaussée du Camp, sous le puits de lumière.
Place devait être avant tout accordée aux singularités d'un site remarquablement réhabilité. D'entrée de jeu, après avoir arpenté les espaces consacrés à l'histoire du camp, on découvre sous puits de lumière la salle des presses dont la configuration peut faire songer au décor d'une représentation de Tadeusz Kantor : il faut imaginer que dans cet espace pouvaient avoir lieu pendant l'époque de l'internement des représentations théatrales ainsi que des cérémonies religieuses, catholiques, protestantes ou bien juives. Au terme du volet mémoriel, on parcourt au rez de chaussée les sombres galeries voûtées des anciens fours de cuisson qui servirent pour toutes sortes d'activités, par exemple lors des extravagantes soirées de ce cabaret que les internés avaient rebaptisé Katacomb ; dans cet espace de terre battue, au beau milieu de cette obscurité, on a peine à croire que des centaines d'hommes pouvaient cohabiter.
Les points d'orgue de la déambulation se situent au premier et au second étage, dans les zones qui servirent de dortoir pour plus de trois mille personnes. Ici encore, on peut apprécier le travail de l'Atelier d'architecture qui ménage dans l'itinéraire des moments de solitude et de recueillement. Réfléchir sur les engrenages de l'intolérance ou bien sur les génocides, comme c'est le cas dans le troisième volet de cette muséographie, implique aussi d'appréhender des espaces ouverts, des lieux presque vides de toute indication historique. S'il faut réduire l'indicible, il faut aussi savoir se taire, tenter d'affronter les pénombres du non-savoir. Plusieurs fragments de ce camp sont presque intacts, ils sont propices pour de nouveaux questionnements. Au second étage, où l'on perçoit les articulations des poutres et des poteaux en béton armé, rien n'est plus dérangeant que la simple traversée d'un espace où les poussières et les odeurs de vieille brique persistent inexorablement.
Tel ou tel détail devient terriblement révélant : ainsi de cette fenêtre qui donne sur l'est, au travers de laquelle les internés apercevaient la montagne de la Sainte-Victoire. Regardant par la vitre, on se prend à imaginer de quelle façon, avec quelle intensité, quelqu'un qui rencontra Picasso, un grand spécialiste de la préhistoire, du cubisme et de Cézanne comme Max Raphael (1889-1952) pouvait contempler la montagne. Après avoir été interné en compagnie de sa femme au camp de Gurs, il fut transféré aux Milles en février 1941. Il franchira la frontière espagnole, gagnera Lisbonne et embarquera pour les Etats-Unis. Son frère est tué à Auschwitz, sa femme le rejoindra à New York en 1945. Il se réfugia dans le travail, il eut assez de goût et de passion pour achever trois livres,
un seul d'entre eux est traduit en France. Le 14 juillet 1952, Max Raphael se donne la mort.