Une exposition jusqu'au 8 septembre au camp des Milles, "Ferdinand Springer, le destin d'un exilé"
- Écrit par Paire alain
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Jacques Grandjonc et Ferdinand Springer, Place de l'Hôtel de Ville, Aix-en-Provence, octobre 1984 (archives Hélène Lioult, association Airelles-Video).
Entre septembre 1939 et la fin de l'été 1942, plus de dix mille personnes transitèrent par le camp des Milles. Parmi les nombreux intellectuels qui furent internés au camp, plus d'une centaine étaient des artistes, peintres, dessinateurs, sculpteurs. Du 13 juillet au 8 septembre 2013, le Site-Mémorial du camp des Milles a choisi de mettre en lumière la singularité de Ferdinand Springer : son parcours de dessinateur-peintre-graveur se modifia considérablement au tournant des années 40. A propos de cette exposition, sur ce lien, on trouvera un article de Guenael Lemouée publié par La Provence, le 18 juillet.
Après quoi, du 25 septembre au 15 décembre 2013 se déroulera une seconde exposition dont le commissariat est assuré par Juliette Laffon. Cette exposition d'automne est une co-production de Marseille-Provence 2013 et du Site-Mémorial du camp des Milles : elle regoupera Bellmer, Ernst, Springer et Wols au camp des Milles. Simultanément, au mois d'octobre, la galerie Alain Paire présentera rue du Puits Neuf un choix de gravures et d'aquarelles de Ferdinand Springer.
Inauguration de l'exposition Ferdinand Springer, le destin d'un exilé, le samedi 13 juillet, au camp des Milles. A 18h, dialogue public avec Mathias Springer, le fils de l'artiste et Alain Paire.
Portrait de Ferdinand Springer par Hans Bellmer, 1940 (collection privée).
Ferdinand Springer a 32 ans lorsqu'il est interné aux Milles. En tant que ressortissant allemand, il est devenu un suspect, un ennemi potentiel pour la Troisième République qui vient d'entrer en guerre. Il est né à Berlin en 1907. Du côté de son arrière-grand père paternel, il appartient à une famille de grands éditeurs scientifiques. Le vif désir qu'il contracta très tôt de s'éloigner de son milieu d'origine pour compléter sa formation artistique l'avait conduit à Zurich, en Italie et par la suite à Paris où il s'installe en 1928. Ferdinand Springer n'a pas directement éprouvé les violences de la montée du nazisme, il ne fait pas partie de la grande vague des exilés de 1933. Il rencontre à l'Académie Ranson de Paris et fréquente en Corse, en 1928, celle qu'il épouse quatre ans plus tard : Marcelle-Irène Behrendt née en 1907 à Bruxelles, de parents juifs allemands. Tous deux sont de grands amoureux de l'Italie et de la lumière méditerranéenne. Marcelle-Irène est sculpteur et peintre. Elle fut trop souvent contrainte d'abandonner temporairement ou bien d'ajourner sa pratique artistique : quelques-unes de ses oeuvres, datées des années trente, et puis d'autres des années 60 / 70, figureront dans l'exposition de son compagnon de vie.
Marcelle-Irène, l'épouse de Ferdinand Springer, 1933, photographie de Florence Henri.
Ferdinand Springer est devenu un apatride. Il sera constamment partagé entre le souci de revenir dans son pays d'origine et son amour pour le Midi de la France, où il décide d'établir son atelier : "Je ne me sentais pas Allemand, mais pas Français non plus" (1). Sa langue maternelle devient la langue difficilement utilisable des monstres et des bourreaux. Pour partie parce qu'il voulait rester en retrait par rapport à son père pour qui le développement de l'entreprise familiale était chose primordiale, son comportement à Paris relève d'une assez stricte neutralité : Springer fréquente les milieux oppositionnels allemands, l'extrême gauche artistique et intellectuelle, sans pour autant prendre frontalement parti. Il achève sa formation à Paris dans l'atelier de gravure de Stanley William Hayter et commence en 1936 un premier cycle d'expositions personnelles qui le conduit en 1938 jusqu'à New York dans une galerie proche du surréalisme, la galerie Julien Levy. Son mariage achève sa rupture avec sa famille : "En 1936, mon père m'a demandé de divorcer parce que ma femme était juive ... Je devais écrire un procés-verbal de répudiation chez un avocat de Berlin. J'ai donc refusé ... Mon père m'a alors fait signer un papier de renonciation à mon héritage ; cela le dédouanait aux yeux de Goebbels, il n'était donc plus responsable de mon attitude".
De gauche à droite, sur le paquebot New-York-Le Havre, Ferdinand et Marcelle Springer, Gala et Salvador Dali, (photo X, droits réservés).
Aux Milles, le paradoxe d'un "romantisme antiquisant"
Les Milles, Bains, dessin de F. Springer.
Les dessins exécutés par Ferdinand Springer pendant les années 1939-1940 ne sont pas en franche rupture par rapport à ses dessins antérieurs. Lorsqu'il exerce aux Milles son oeil et ses talents de dessinateur, il veut "composer des portraits idéalisés. Une façon pour moi de m'élever au-dessus de l'atmosphère déprimante du camp, de m'échapper de la réalité". On aperçoit principalement des silhouettes d'hommes dénudés et musclés, ces personnages n'ont pas la vêture d'un interné : voici Le sommeil du prisonnier, des Acrobates, un Laveur de linge, Les coupeurs de bois, Les maçons ou bien La douche des Milles. Springer avait emporté avec un lui depuis Antibes un petit siège pliant et un carton avec du papier à dessin : dans un entretien de novembre 1984 avec Jacques Grandjonc (production Airelles-Video), il explique qu'il travaillait au milieu de la grande cour du camp. Il regardait les travaux et les jeux des internés : certains sciaient du bois ou bien lavaient leur linge, d'autres faisaient un peu de gymnastique et des sauts d'acrobatie.
Le seau à merde, Les Milles, 1940, dessin à la plume de F. Springer.
L'amitié d'Hans Bellmer. Aux Milles, Ferdinand Springer ne fréquenta pas vraiment Max Ernst qui fut assez rapidement libéré : tous deux avaient autrefois oeuvré au 17 de la rue Campagne première, dans l'atelier de Stanley William Hayter. Par contre, Springer noue une authentique amitié avec Hans Bellmer (1902-1975). Leurs points de vue sont pourtant franchement dissonnants, l'attitude esthétisante de Springer, son "romantisme antiquisant" provoquent les sarcasmes et l'ironie de Bellmer : "Vous faîtes çà d'après les crétins qui se promènent là dans la cour ? Vous dessinez ces beaux dieux grecs d'après ces crétins ?". Hans Bellmer éprouvait une grande estime pour son compatriote. Ces deux artistes ont refusé de devenir des personnages anonymes, des visages dont on ne se souviendrait pas. Sur l'un de ses dessins qu'on apercevra dans la plupart des visuels de cette exposition, Bellmer campe un portrait de Springer avec beaucoup de justesse : sa coupe de cheveux, une front qui médite, un regard absent, un assemblage de figures géométriques qui rappelle invinciblement la structure et l'enfermement des briques du camp. De même, Springer dessine un portrait aigu et émouvant du visage de Bellmer. Cette pièce que nous ne pouvons pas insérer dans l'exposition de juillet appartient à la galerie Lange de Berlin ; elle sera vraisemblablement présente pendant la seconde exposition de l'automne.
Un portrait d'Hans Bellmer, Les Milles, 1940, par Springer, Galerie Lange, Berlin.
Son fils Mathias Springer qui naquit en 1946 m'a raconté que son père n'avait jamais manifesté de l'aigreur ou bien du ressentiment à l'endroit du camp des Milles. Avec le recul, songeant aux récits bien autrement tragiques de la Shoah, Ferdinand Springer n'avait pas une vision catastrophiste de cette séquence de sa vie. Dans un entretien diffusé par une télévision régionale, Springer précise que les officiers du camp avaient une attitude relativement tolérante par rapport aux artistes, les fours de la tuilerie lui permettaient de s'isoler pour mieux travailler. Au printemps de 1940, Springer contracte une pneumonie et séjourne pendant trois semaines à l'hôpital militaire d'Aix où il est très mal soigné. Lorsqu'on le ramène à l'infirmerie des Milles, on est au mois d'avril. Une commission statue sur son sort : il est envoyé à Forcalquier, en tant que prestataire. Il ne connaîtra pas l'épisode du Train des Milles où sont entraînés quelques semaines plus tard, Lion Feutchwanger, Alfred Kantorowicz, Franz Hessel et Max Ernst. Ferdinand Springer avait un souvenir précis de Walter Hasenclever qui était tout d'abord interné au Fort d'Antibes et qui se donna la mort avant le départ du train. Springer retrouve Hans Bellmer, affecté à Forcalquier depuis le 30 janvier 1940. Les deux internés disposent d'une petite cellule, leur compagnie est logée dans l'ancienne prison de la ville : ils ont du matériel pour dessiner et graver, comme le rappelle une photographie montrant Springer coiffé d'un chapeau militaire. Quand on ne les occupe pas à refaire un chemin dans la campagne proche, ils circulent assez librement. Les positions esthétiques des deux artistes ne se sont pas modifiées, comme l'indiquent les entretiens de Springer avec Emmanuelle Foster : " Je faisais un grand nombre de dessins que je montrais à Bellmer pour avoir son avis : "Bon Dieu, vous avez encore fait de çà une déesse grecque. Mais regardez ! regardez cette lèvre supérieure - toute la bêtise qui y est incluse !"... "Une après-midi, nous sommes allés dans les environs, Bellmer, quelques autres camarades et moi, une région très belle appelée "Les Mourres" formée de rochers qui ressemblaient à de gros champignons avec des surfaces très structurées. J'étais heureux de pouvoir dessiner autre chose que les "Krétins" de la cour des Milles, j'étais donc absorbé sans remarquer que Bellmer derrière moi regardait mon dessin. Il appelait les autres : "Hé les gars, venez voir, Springer a dessiné comme Léonard en personne"… Je continuais mon dessin en y mettant les formes de centaures. Bellmer a alors protesté : "Vous n'avez pas honte de bousiller ainsi votre beau dessin avec ces centaures anecdotiques".
Surviennent la débâcle et l'armistice du 22 juin. Convoyé vers la Mayenne, Springer "reçoit la mission de guider une section du camp de Forcalquier jusqu'au Meslay-du -Maine ... Trois jours et trois nuits de marche sans manger. Nous traversions des villages et nous étions hués, bien évidemment parce que nous étions Allemands. Nous sommes arrivés à Angers où un train de marchandises nous a pris en charge ... Le voyage s'est achevé à Albi où nous avons été internés au camp de Saint Juery. Là il y eut un criblage. J'ai pu être démobilisé parce que j'avais un domicile en zone non occupée - la maison de Grasse, j'indiquais plus haut qu'elle fut providentielle - et que j'avais servi comme prestataire"... "C'était en août 40, raconte encore Ferdinand Springer. A Grasse, j'ai retrouvé ma femme, Magnelli, Sonia Delaunay, Arp et Sophie Arp, et nous y sommes restés jusqu'en 1942".

Le génie du lieu - on parle quelquefois de la région de Grasse comme s'il s'agissait d'une seconde Toscane - et puis surtout plusieurs facteurs humains, les présences conjointes d'artistes de premier plan, firent de l'espace où vivaient Marcelle et Ferdinand Springer l'équivalent de ces lieux de "résistance intérieure" que furent dans le Midi des endroits comme Sanary, Oppède-le-Vieux et Dieulefit. Une communauté intellectuelle et artistique se reconstitua furtivement. Alberto Magnelli avait fait la connaissance de sa compagne Suzy Gerson à Paris, en 1934 ; les Magnelli s'étaient installés à Grasse dans une ancienne magnanerie entourée d'arbres, La Ferrage. En 1940, Suzy et sa mère avaient été retenues pendant cinq semaines au camp de Gurs. Springer raconte que "Suzy Magnelli était berlinoise comme ma femme. Une amitié s'est tout de suite développée entre elles. Il y avait une similitude de destin, si je puis dire. Toutes deux juives, berlinoises, épouses de peintres ; c'est par elles que la relation avec Magnelli s'est concrétisée". Les Magnelli avaient suscité la venue d'Hans Arp et de son épouse Sophie Taueber-Arp qui avaient élu domicile au Château-folie. Les Arp venaient de recueillir Sonia Delaunay qui avait perdu son mari en octobre 1941. Un autre artiste, François Stahly qui était lui-même le fils d'un père allemand et d'une mère italienne, les rejoignait. Ce petit monde plus ou moins apatride se retrouvait une ou deux fois par semaine sur la terrasse de la Brasserie Bianchi, dans l'artère principale de Grasse. "Nous vivions dans une atmosphère dangereuse. Les entretiens sur l'art nous éloignaient en quelque sorte des dangers qui nous entouraient. C'était vraiment très précieux".
Ces temps sont des temps de grandes privations affectives et matérielles. A Grasse, ce n'est pas uniquement la nourriture qui fait défaut. Pour travailler et créer, des matériaux essentiels, la toile, les papiers de qualité et les tubes de couleur manquent aussi, Magnelli oeuvrait sur de petites ardoises ou bien avec des "collages à la ficelle". Encouragé par ses amis, Springer s'aventure et expérimente dans des dimensions minuscules : il traduit rapidement sur de petits carnets ses nouvelles intuitions. Plusieurs directions s'offrent à lui, le champ du possible s'est agrandi : il opère une manière de saut dans l'inconnu du côté de l'abstraction, multiplie les angles d'attaque, explore les prémices de ses travaux de l'après-guerre. Dans une vitrine de l'exposition, on apercevra plusieurs de ses feuillets de très petits formats ; quelques-uns d'entre eux furent présentés en 2007, lors de l'exposition Varian Fry élaborée à la Halle Saint-Pierre par Michel Bepoix et Martine Lusardy. De même, au musée d'art moderne de la Ville de Paris et puis à Bilbao, l'exposition "L'Art en guerre" de 2012-2013 a présenté Sans titre, un mince feuillet détaché des carnets suisses de Springer, daté du 26 juillet 1944 (page 85 du catalogue).
Ferdinand Springer n'a pas participé directement aux expériences de travail collectif menées à Grasse par Hans Arp, Sophie Taueber, Alberto Magnelli et Sonia Delaunay. Ces quatre amis étaient ses aînés : il bénéficia de leur énergie, de leurs conseils et de leur clairvoyance. Dans notre exposition, trois oeuvres autrefois conservées par Ferdinand Springer évoqueront les échanges et les activités de ce qui fut appelé par commodité "le groupe de Grasse" : une gouache d'Alberto Magnelli, un dessin de Sonia Delaunay ainsi qu'une aquarelle d'Hans Reichel (1892-1958). Montrer une oeuvre de Reichel permettra d'évoquer une profonde solidarité artistique et simultanément, les clivages qui peuvent durcir ou bien fragmenter le champ culturel : "Reichel a été interné pendant la guerre au camp de Gurs dans les Pyrénées et y a vécu dans des conditions terribles. Mais il avait quand même réussi à peindre. Les épreuves n'ont jamais entamé sa sérénité ni sa grande bonté. Je ne l'ai jamais vu amer. En 1940 j'étais à Grasse et Reichel qui avait été libéré du camp d'internement, m'a envoyé un choix d'aquarelles que je voulais acquérir. Je lui en ai acheté seulement deux car j'étais moi-même assez fauché. Sophie Arp, à qui j'ai montré les aquarelles de Reichel, a refusé d'en acheter une parce qu'il y avait des éléments figuratifs, en l'occurence un poisson sur l'une d'elles. Cela était contraire à son credo artistique. Cette attitude bornée et dogmatique de Sophie Arp m'a indigné d'autant qu'elle n'ignorait pas que Reichel se débattait dans les pires conditions matérielles".
Alberto Magnelli, Nelly van Doesburg et Hans Arp, Grasse.
L'exil en Suisse, jusqu'en août 1945.
Ferdinand Springer poursuit simultanément ses éditions de livres à tirages limités, ses gravures accompagnent Eupalinos de Paul Valéry, Le Tao-Té-King de Lao-Tseu et Le livre des morts tibétain. Dans L'Atelier contemporain, Francis Ponge que Springer fréquente volontiers à Bar-sur-Loup, écrira à son propos un très beau texte critique. Un projet de livre à tirage limité autour du poème des Galets de Francis Ponge, n'est malheureusement pas validé au début des années 50 par les éditions Gallimard : quelques années plus tard, en dépit d'un beau travail de gravures effectué chez Lacourière, son édition en langue allemande ne parvient pas non plus à se réaliser, les huitaines de pages illustrées qui paraîtront dans un tardif Cahier de L'Herne consacré en 1986 à Francis Ponge seront les ultimes témoins de ce rêve de publication.
Fragment, 1963, huile sur toile de 1963, format 27 x 35 cm.
Souffle jaune, 1992, huile sur toile, format 146 x 146 cm.
Ferdinand Springer quitta le monde des vivants le 31 décembre 1998. Il avait été profondément heureux de voir publié en septembre 1995 son livre d'entretiens avec Emmanuelle Foster qui avait requis plus de deux années de conversations et d'écriture. Une video d'Alain Sabatier conserve le souvenir de son quatre-vingt-dixième anniversaire, fêté sur la terrasse de sa maison de Grasse, avec sa famille et ses amis. Dans un texte qu'il a rédigé au mois d'août 1961, en prévision d'un entretien radiophonique, il expliquait que "parfois, il y a un moment dans la vie d'un homme comme dans celle d'une époque, où le cercle se referme, où tout se rejoint et où la synthèse se fait. Et c'est à ce moment où l'artiste arrive non pas à travailler d'après nature, mais naturellement, conformément à son être intérieur et extérieur".
L'étang, huile sur toile, 1992.
(1) la plupart des citations de cette présentation sont extraites du livre d'Emmanuel Foster, Ferdinand Springer, éditions Ides et Calendes, 1995.

Ferdinand Springer en 1998, photographie d'Alkis Voliotis.