Simone Weil à Marseille. 8, rue des Catalans : "L'écart et la présence".
- Écrit par Paire alain
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On trouve chez Vimeo, un petit film de sept minutes, sur ce lien, à propos de Simone Weil à Marseille.
Simone Weil et ses parents décidèrent de prendre location. L'immeuble qu'ils avaient choisi d'habiter fut construit en 1931. Il porte sur son fronton sa date d'inauguration, on aperçoit immanquablement son bloc en face de l'anse et de la plage des Catalans. On peut y accéder par d'autres entrées, par la rue de Suez ou bien par la rue Papety. L'entrée principale qui permettait de rejoindre leur appartement, est proche du front de mer : 8, rue des Catalans.
Ces trois personnes - Selma et André Weil, leur fille Simone - avaient quitté Paris le 13 juin 1940. Ils étaient passés par Nevers, Vichy et Toulouse avant de rejoindre pendant la première quinzaine de septembre le Vieux Port à partir duquel ils imaginaient pouvoir partir vers New York. Ils avaient tout d'abord pris pension du côté de Mazargues, à l'Hôtel des Palmiers. L'environnement de cette première adresse relevait de l'exode et des souffrances de l'immigration. Entre Baumettes et Mazargues, un camp précaire, les prémices du Grand Arénas enfermaient des travailleurs indochinois. Simone Weil s'en préoccupa gravement ; elle donnait à ceux qu'elle rencontrait des vêtements, de la nourriture et des tickets d'alimentation. En novembre 1940, Selma et André Weil trouvent à louer un appartement dans cet immeuble du quartier des Catalans. Une dizaine d'étages si l'on compte les élévations du toit-terrasse, une vue inoubliable sur les Iles du Frioul. Le centre ville de Marseille n'est pas éloigné, les tramways facilitent les allées et venues. Marchant d'un bon pas, on est à vingt minutes de la Canebière.

Le loyer était relativement élevé. Ses parents prirent soin de ne pas divulguer son montant. Sans cette précaution, leur fille n'aurait jamais accepté d'y prendre chambre. Sa vie quotidienne s'en trouva transformée. Simone Weil habita cet espace pendant seize mois, jusqu'au moment de son embarquement en direction du Maroc, sur le paquebot Le Maréchal Lyautey, le 14 mai 1942. Dans les Cahiers qu'elle rédige, à côté de réflexions sur la théorie des quantas et la religion, sans rupture ni transition par rapport à des notes à propos de l'Occitanie, de la Grèce ou bien de la Bhagavad Gita, elle évoque fréquemment les joies toutes simples que procurent la lumière et les flots de la Méditerranée.
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Une lettre, adressée à Boris Souvarine en janvier 1942 (1), résume le confort relatif que pouvait offrir le 8 de la rue des Catalans : "Le temps est assez doux et le chauffage central fonctionne dans l'immeuble depuis deux ou trois semaines. Nous avons eu vraiment froid quelques jours à la Toussaint ; mais cela n'a pas duré et cela se supporte fort bien. Nous avons parfois du mistral, mais aussi continuellement, le spectacle splendide de la mer".

Les îles du Frioul, vue prise depuis un balcon de l'immeuble des Catalans.
Simone Weil avait fait venir dans des caisses, depuis l'appartement parisien de la rue Auguste Comte, ses manuscrits, ses notes et ses cahiers, ses livres et ses dossiers. On peut craindre que dans sa chambre il n'y ait pas de lit. Depuis l'exode, songeant aux misères qu'autrui pouvait endurer, elle refusait de coucher sur un matelas. Les matériaux pour l'écriture et la lecture s'entassent dans la pièce qu'elle occupe. Simone Pétrement signale dans sa biographie qu'elle avait épinglé sur un mur l'une des cartes postales qu'elle préférait : une reproduction d'une toile de Giorgione, aperçue à Florence au Palais Pitti, les Trois âges de la vie. A propos d'une autre oeuvre qu'elle aura cotoyée pendant ce séjour à Marseille, on mentionnera qu'elle avait grandement affectionné la découverte en août 1941 des fresques murales du Palais des Papes d'Avignon. Elle relate leur apparition dans une lettre à ses parents, envoyée depuis l'Ardèche : "des fruits et des oiseaux parmi les branches et en bas des petits hommes à habits de couleurs brillantes ... Le tout saisit quand on entre par la même impression de fraîcheur que les Nymphéas de Monet à l'Orangerie".

Ses biographes sont unanimes. Ses violents maux de tête s'étaient curieusement apaisés. Marseille fut pour Simone Weil une séquence singulière, une sorte de trêve dans son parcours de très grande intensité. Elle vécut alors, comme l'indique le mot d'adieu qu'elle adresse à Véra et René Daumal des "mois mélangés de douleurs et de félicités". Le contexte de la seconde guerre mondiale faisait de Marseille le port de toutes les angoisses et de toutes les espérances, la démesure s'y donnait libre cours. Dans une autre lettre adressée à Boris Souvarine, elle écrit : "La ville est bruyante et gaie comme d'habitude, mais la tragédie de l'exil s'y sent partout. Annamites, noirs, arabes, étrangers, tous échoués ici et qui attendent ... J'avais toujours trouvé que les innombrables possibilités de départ vers toutes les terres lointaines donnaient à Marseille une atmosphère à part. Maintenant c'est l'impossibilité du départ qui donne au spectateur de la mer, du port, et d'une foule hétéroclite une couleur à part".

(1) Lettre publiée dans Simone Weil, l'expérience de la vie et le travail de la pensée, collectif sous la direction de Charles Jacquier (éd. Sulliver 1998). Pour l'ensemble du séjour à Marseille, l'étude la plus compète et la mieux documentée est celle de Robert Chenavier, l'Avant-propos du tome IV des Ecrits de Marseille (éd. Gallimard. 2008).
- Deux chroniques chez Radio Zibeline : sur ce lien, Simone Weil aux Cahiers du Sud, l'écart et la présence.
- Sur cet autre lien, Simone Weil à Marseille, rue des Catalans.
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Joseph-Marie Perrin, Mon dialogue avec Simone Weil, éd. Nouvelle cité/ Rencontres, 1989. Simone Pétrement : La Vie de Simone Weil, 2 vol, éd. Fayard 1973. Robert Chenavier : Simone Weil, une philosophie du travail, éd. du Cerf, 2001. Gabriella Fiori : Simone Weil, une femme absolue, éd. du Filin, 1993 . Sylvie Courtine-Denamy : Trois femmes dans de sombres temps: Edith Stein, Simone Weil, Hannah Arendt, éd. Albin Michel, 1997. Actes du colloque Simone Weil et le Poétique, sous la direction de Jérôme Thélot, Jean-Michel Le Lannou et Enikö Epsi, éd Kimé 2007. Laure Adler : L'Insoumise, éd. Actes-Sud, 2008. Domenico Canciani, Le courage de penser, Simone Weil entre politique et mystique, éd. Beauchesne 2012. Cahier de L'Herne Simone Weil, sous la direction d'Emmanuel Gabellieri et François L'Yvonnet, 2014.
Deux petits livres de Simone Weil, issus de ses publications aux Cahiers du Sud sont parus en janvier 2014 aux éditions de l'Eclat : L'Iliade ou le poème de la force ainsi que L'inspiration occitane. Préface et appareil critique de Claude Lemanchec.
A propos de Simone Weil, Michel Serres a souvent exprimé sa dette :"J'ai pour elle une reconnaissance absolue. C'est par elle qu'existe le peu que je suis". Simon Leys a rappelé qu'Albert Camus, pendant la conférence de presse qui précéda la cérémonie de remise du Prix Nobel, lorsqu'on lui demanda qui étaient les écrivains vivants qui comptaient le plus pour lui," nomma divers amis algériens et français, puis ajouta « Et Simone Weil – car il y a des morts qui sont plus proches de nous que bien des vivants. »
Simone Weil et Jean Lambert, printemps 1941, photographie de Gilbert Khan.