Léo Marchutz aux Milles : le choix du silence
- Écrit par Paire alain
- Hits: 17898
- Imprimer , E-mail
On y retrouvait des travaux d'Hans Bellmer, Max Ernst, Ferdinand Springer et Wols, quatre artistes qui se voyaient et se connaissaient et qui restèrent parfaitement singuliers. Presque en même temps - Wols ne fut pas exactement leur voisin - ces quatre personnages furent confrontés aux redoutables conditions d'un internement dans les locaux d'une tuilerie désaffectée ; vis-à-vis de cet enfermement, leurs réponses artistiques furent foncièrement différentes. Hans Bellmer oeuvrait sur deux registres : des portraits d'assez grande exactitude, ou bien l'exploration de son imaginaire (par exemple, dans Les Milles en feu). Max Ernst se montrait discret et réservé, presque silencieux : il produisit quelques dessins et collages. Ferdinand Springer exécutait des dessins qui relèvent de son "romantisme antiquisant". Pour sa part, Wols que l'on connaissait principalement comme photographe, devint un prodigieux inventeur de formes et de couleurs : l'élaboration de son Circus Wols lui permettait de multiplier les petits formats.
Aux Milles, jusqu'en février 1940 La période qui va de 1939 à la Libération est à propos de Léo Marschutz une séquence très faiblement documentée. Auteur d'un important site consacré à l'oeuvre de son père, son fils Antony Marchutz ne peut pas apporter pour cette période des renseignements veritablement conséquents : les "Sans titre", dessins et lithographies qui furent présentés en 1997, pendant l'exposition Des peintres au camp des Milles, datent de 1946 et 1947. Pendant la seconde Guerre mondiale, Léo n'est pas loin de cesser de dessiner : malgré les recherches patiemment effectuées par sa famille et ses amis, il n'existe aucune oeuvre datée de cette époque. De même, la plupart des courriers que Léo Marschutz rédigea n'ont pas été retrouvés. Par contre, on peut consulter les lettres et les cartes postales que lui adressait sa compagne Barbara Warlow qu'il avait rencontrée en 1938 et qu'il épousera en mars 1940. Deux fois par semaine, Barbara passait le voir au Camp. Elle prenait l'autocar qui lui permettait de rejoindre le village des Milles et venait lui apporter des nouvelles, du linge et des colis. Comme le rappelle une lettre d'octobre qu'elle rédige en français - elle est anglaise, elle ne voulait pas que sa lettre fut retardée - elle fut sans recours pendant l'un de ses passages : "J'étais tellement malheureuse que je n'étais pas permise de te revoir hier. Il y avait une affiche que toute visite est maintenant défendue". Par la suite, à deux reprises, elle se présenta au camp sans pouvoir obtenir d'apercevoir son compagnon : le 23 décembre, un gardien lui transmet le linge de Léo, "il n'y avait pas autre chose à espérer".

Dans une lettre en forme de bilan rapide, Léo Marchutz indique à ses amis Estelle et John Rewald qu'aux Milles "le commandant du camp et tous les officiers de camp étaient toujours bienveillants à l'égard des peintres et des écrivains et il faut même le dire de tous les internés". D'après le témoignage de son compagnon de captivité du groupe 6, Heinz Lunau, Léo n'avait pas beaucoup d'affinités avec certains des intellectuels rassemblés dans la Tuilerie. Dans une lettre du 17-18 février 1940, Lunau le décrit comme un "type très sympathique, qui a beaucoup réfléchi et lu", et dont il aimerait "beaucoup voir les travaux". D'après un courrier retrouvé par Antony Marchutz, il ne semble pas avoir totalement renoncé au dessin pendant l'internement.
Pour paraître en septembre-octobre 2013, page 96, dans le catalogue de l'exposition Hans Bellmer-Max Ernst-Ferdinand Springer-Wols édité par Flammarion et Marseille-Provence 2013 (une exposition qui se déroulera jusqu'en décembre au Site-Mémorial du camp des Milles) une lettre de Lionello Venturi, postée depuis New-York auprès d'un avocat, lettre conservée par la Ligue des droits de l'Homme, nous renseigne admirablement quant à la situation de Léo Marchutz. Lionello Venturi avait quitté l'Italie. En 1931, il fut l'un des douze universitaires qui refusèrent de prêter serment auprès du régime mussolinien. Il avait vécu à Paris jusqu'en 1939, il était devenu enseignant aux Etats-Unis :
Le 28 janvier 1940
Je sais que récemment quelques allemands ont été libérés après enquête. Pouvez-vous solliciter une enquête en faveur de Léo Marchutz ? Vous ferez oeuvre non seulement d'humanité, mais aussi oeuvre favorable à l'art.

Lionello Venturi (1885-1961). Voir sur ce lien du site Marchutz, une préface et l'évocation de son compagnonnage avec Léo. Venturi fut l'une des personnalités qui démarcha pour obtenir la libération de son ami.
En tant que futur prestataire, Léo fut envoyé à Manosque le 31 janvier. Après un bref séjour au pays de Manosque, le dimanche 18 février, il accomplit les formalités qui précèdent sa libération : il passe une ultime nuit dans la Tuilerie des Milles. Le 20 février, il se hâte d'écrire rue Lepic à Paris pour remercier Estelle et John Rewald. Le 23 mars, il épouse au Tholonet Barbara. Leur fille Anna naît le 7 mai. Barbara est à peine sortie de l'hopital d'Aix lorsque Léo apprend le 19 mai qu'il doit rejoindre en tant que prestataire son régiment au Mans. Retour au Château-Noir. Léo Marchutz a raconté dans une lettre datée du 6 juin 1947 adressée à son ami viennois l'historien d'art Fritz Novotny ce que fut sa solitude : "L'été 40, j'ai participé à la retraite au sein de l'armée française. – 350 km à pied, un événement particulièrement remarquable, par un temps des plus splendides au travers de paysages sublimes - ". Après la débâcle, il se retrouve pendant l'été à Bellac dans la Haute-Vienne et puis se réinstalle à Aix le 2 octobre 1940. Il réintègre une modeste demeure proche du Château-Noir, la Maison Maria qui fut peinte en 1874 par Cézanne. La faim et la pauvreté seront permanentes, il consacre de nouveau l'essentiel de son temps à l'élevage des poules et des lapins.

Lorsque survient l'occupation de la "zone libre" par les troupes allemandes, Léo Marchutz prend la précaution de ne plus dormir dans sa maison : pendant la nuit, il part trouver le sommeil dans les grottes avoisinantes ou bien dans les cabanes de son poulailler. Puisqu'il est juif allemand, la police collaborationniste et la Gestapo tentent plusieurs fois de l'arrêter. Sa cachette et la lucidité de son épouse le sauvent. Certains de ses amis d'Aix et du Tholonet connurent un sort bien différent. Le peintre Francis Tailleux (1913-1982) et les époux Schmidt-Ellrich furent arrêtés en 1943. Tailleux parvint à s'échapper, Lucia Schmidt-Ellrich survecut à vingt-deux mois de déportation dont seize passés à Ravensbrück ; elle attendit "trente et un ans pour apprendre la nouvelle officieuse du décès de son mari". Lorsqu'il s'était installé sur la route du Tholonet au début des années trente, Léo Marchutz n'était pas exactement "un exilé". Il avait délibérément choisi de travailler au plus près du territoire de son maître en peinture, Paul Cézanne : ce n'est pas précisément la montée du nazisme qui l'avait contraint, il avait quitté l'Allemagne de son plein gré, les maigres revenus de ses élévages de poules et de lapins lui permettaient de survivre. Un album de photographies en noir et blanc, récemment composé et édité à peu d'exemplaires par Anthony Marchutz, en donne la preuve émouvante. Pendant les années qui précèdent la seconde guerre mondiale, des peintres comme Léo Marchutz et Werner Laves sont libres et heureux : ils forment ensemble la micro-phalanstère des peintres du Château-Noir, l'historien d'art John Rewald (1912-1974) les rejoint régulièrement afin d'approfondir ses recherches cézanniennes.

Son ami Werner Laves (1902-1972), comme le rapelle un autre article de notre site, continua de peindre au camp des Milles. Par contre, Léo Marchutz aura très fortement subi l'épreuve et la césure de la guerre. Composer une exposition à propos de cette période précise des années 1939-1945 constituerait une étrange aventure : pour ce qui concerne son oeuvre, on prendrait en compte uniquement ce qui s'est passé avant et après la guerre. A l'instar d'un personnage de fiction comme Bartleby ou bien comme Samuel Beckett qui vivait alors à Roussillon dans le Vaucluse, tout indique que pendant la seconde guerre mondiale, Léo refusa d'oeuvrer : il préfèra s'abstenir. Par la suite, il reprit très lentement et très progressivement la pratique du dessin : il ne sortit véritablement de son silence que quelques saisons plus tard, lorsqu'entre 1947 et 1949, il entreprit le grand chantier de son Evangile selon Saint-Luc, l'impressionnant volume qu'il illustre, typographie et imprime. Les étonnantes ellipses de son oeuvre lithographique, son définitif non-recours à la peinture et son choix d'une figuration minimale participent d'une option radicale. Pour toutes sortes de raisons extrêmement complexes, qui ne relèvent pas uniquement de sa perception de l'immense catastrophe que fut la seconde guerre mondiale, l'oeuvre de Léo Marchutz devint jusqu'à son terme ultime, "une voix de fin silence".
Léo Marchutz dans son atelier, années 70 (photo archives famille Marchutz).
Pour la suite de sa trajectoire, ses relations avec les anciens internés du camp des Milles ne furent pas signifiantes. Il faut tout de même signaler une brève anecdote qui ne peut pas avoir valeur d'épilogue. Voici quelques années, au moment de la préparation aux éditions Imbernon de la monographie collective consacrée à Léo Marchutz, j'avais été amené à relire des pages du journal personnel de Léo Marchutz : je m'étais intéressé au déroulement de l'une de ses expositions, programmée au 44 du cours Mirabeau, en juillet 1962, par la galerie Tony Spinazzola. Le 18 juillet, "en fin d'après-midi", voici que surgissait dans la galerie un trio de personnes inattendues : un familier du village des Artauds, près du Tholonet, Francis Tailleux amenait avec lui Max Ernst et Dorothea Tanning. Léo Marchutz rapporte que Max Ernst entreprit d'évoquer brièvement les sombres temps des années 40, quelques souvenirs de leur séjour aux Milles. Max Ernst fut "très gentil" : il le complimenta quant à son travail de lithographe. Alain Paire Les informations réunies dans cet article proviennent pour partie d'un texte que j'avais publié en 1997 dans le catalogue Actes-Sud, Des peintres au camp des Milles, publication coordonnée par Michel Bepoix et Jacques Grandjonc. Cf sur ce lien un article du site de la galerie à propos de "Pierre Jean Jouve / Léo Marchutz : une race d'artistes presque disparue, celle de Delacroix qui n'était jamais content ".