
Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse, partie centrale du tableau, Paris, musée du Louvre.
Comme il est probable qu'une petite exposition regroupant quelques dizaines d'oeuvres choisies apprenne davantage sur un artiste qu'une exténuante "rétrospective" à prétention plus ou moins exhaustive, il est certain qu'un petit livre de moins de cent pages, à l'écriture serrée et vive, peut suffire à faire prendre toute la mesure d'un chef-d'oeuvre sur lequel des milliers de pages ont déjà été écrites. Cette nouvelle réjouissante, la parution de l'essai de Jérôme Thélot sur Le radeau de la Méduse [1] nous la confirmerait aujourd'hui, s'il en était besoin. À partir d'une érudition irréprochable, qui n'ignore rien des acquis de l'histoire de l'art (ceux-là mêmes que les commentateurs "littéraires" ont souvent tendance à négliger, emportés par leurs intuitions), l'auteur s'efforce de saisir le sens profond de l'oeuvre, au delà de sa signification politique, qui très tôt fut repérée et analysée.
Le livre a donc une visée clairement philosophique : l'immense tableau devant lequel infailliblement s'arrêtent les visiteurs du musée du Louvre ne cacherait pas seulement un manifeste républicain jeté à la figure de la Restauration, mais une méditation sur le sens de la vie, que Jérôme Thélot rattache à juste titre à la notion de sublime. Le tableau de Géricault semble en effet concilier génialement ce que le XVIIIe siècle avait compris sous ce mot : un spectacle qui, selon les auteurs, produit tantôt une impression au fond assez agréable (le "delight" de Burke) où se mêlent l'effroi et la certitude qu'il n'y a rien à craindre vraiment ; tantôt (chez Kant) une sorte d'exaltation parce que la Raison s'y révèle en résistant aux puissances de l'imagination. Le radeau de la Méduse suscite bien ce double mouvement contradictoire d'abaissement et d'élévation, d'inquiétude immédiate puis de soulagement : ses dimensions, sa gamme chromatique sombre (accentuée, comme l'on sait, par l'action du bitume de la couche de fond sur les pigments) et son premier plan jonché de cadavres, créent d'emblée une anxiété diffuse, irrépressible, mais le regard du spectateur s'élève jusqu'au chiffon agité par l'homme noir au sommet de la pyramide des corps, et distingue, au loin, la petite voile blanche qu'il sait salvatrice.
Or, dans son étude, Jérôme Thélot montre - et c'est en ceci qu'il innove - qu'on ne peut lire le tableau comme un récit, qu'on ne peut le lire chronologiquement, temporellement, que la scène représentée excède ce moment "le plus fécond" que Lessing recommandait aux peintres d'histoire de choisir, qu'elle est en un sens hors du temps, - et j'ajouterais : de même que le magnifique petit
Cuirassier blessé [2] (sans blessure apparente) peint par Géricault quelques années auparavant, saisi soudain hors de la bataille, comme ni avant ni pendant ni après, hébété, rejeté hors du temps. Pour bien comprendre cela, il faut concevoir que le peintre a voulu nous faire oublier ce que nous savons, nous autres spectateurs - la fin du drame - et nous faire ainsi monter, si l'on peut dire, sur le radeau, dans cette fracture du temps où rien de la vie et de la mort n'est décidé, où la pyramide humaine semble éternellement s'élever et la voile au loin s'immobiliser à jamais. Cette "suspension métahistorique de la temporalité", cet "instant absolu et intérieur" est figuré par l'homme "épuisé mais acharné" au centre de la composition
[3], note Jérôme Thélot, qui y voit la manifestation d'un autre sublime, ou plutôt le dédoublement du sublime "traditionnel" figuré par l'homme noir qui, s'élevant au-dessus des autres naufragés, agite le chiffon salvateur.
En reconnaissant dans l'oeuvre une suspension du temps, on passe ainsi d'un sublime à l'autre, et d'une interprétation esthétique, historique et politique, à une interprétation métaphysique. Que Jérôme Thélot développe encore, non sans hardiesse, en faisant de la toute petite voile au loin - cette autre toile, mais blanche encore - une métaphore en abyme de ce que le peintre aurait entrevu ou rêvé : "une autre sorte de visibilité", et donc un autre mode de représentation qui, en lui-même, serait un salut, et par là je crois qu'il faut comprendre, même si le texte ne le dit pas directement, une vision qui sauverait de la mort.